Méfions-nous des buzz
Les managers ont sans doute découvert cette étude de la Fondation Jean Jaurès[1] avec effroi, en se posant immédiatement la question pour leurs collaborateurs : sont-ils contaminés ?
L’enquête menée auprès de 1003 personnes âgées de plus de 18 ans a révélé que 30 % des sondés étaient moins motivés qu’avant la crise Covid (40 % pour les 25-34 ans), 41 % se sentent plus fatigués.
Simple impression ? Non.
Le nombre d’arrêts maladie a explosé en 2022 (42 % des salariés), mais pas les maladies. On compte 20 % de licences sportives en moins, – 24 % de fréquentation pour les salles de cinéma… Des données éparses, mais qui convergent vers une baisse d’activité, de dynamique, généralisée.
Méfions-nous néanmoins des observations globalisantes, qui cumulent effets grossissants et principe auto-réalisateur. Quoi de plus démotivant pour un salarié que d’apprendre qu’une épidémie de flemme se répand partout autour de lui ?
« Zut. Je crois bien que je l’ai attrapée… » sera-t-il tenté de se dire.
D’où vient ce virus ?
La crise Covid, l’urgence climatique, la guerre en Ukraine, l’inflation… Le cumul est particulièrement propice à une déprime généralisée, mais on peut aussi chercher ailleurs les raisons de cette perte de motivation.
Dans l’entreprise, ce qui a changé structurellement ces derniers temps, c’est essentiellement le télétravail.
Moins de temps dans les transports… Meilleure articulation vie privée/vie pro…
Tout bénéfice pour les salariés ?
Moins de surface de bureaux… Des salariés épanouis…
Tout bénéfice pour l’entreprise ?
Attention, le télétravail est une tendance globale faite de cas particuliers très variés.
Quelqu’un qui travaille dans un recoin de son appartement de 35m2, et qui n’y est pas seul…
Quelqu’un qui avait un beau bureau et qui se voit imposer le flexoffice…
Des équipes qui ne se voient en présentiel qu’une fois par semaine…
Les bureaux sont plus que des murs. C’est un confort, un cadre, une incarnation de l’entreprise, c’est là où habite notre travail, cette partie de nous. Des bureaux, ce sont surtout des collaborateurs, les autres, le collectif, les échanges, l’émulation…
Le télétravail a modifié bien plus que les emplois du temps, il a bouleversé les équilibres entre les facteurs de motivations en proposant à chacun un nouvel angle de vue sur sa propre vie, professionnelle et privée, individuelle et collective.
La quête de sens, qui nourrit toute motivation, est à son apogée.
A-t-on vraiment besoin de plus de sens ? Ou a-t-on plus de mal à le trouver ?
Les deux !
Des études montrent effectivement que le salaire n’est plus le critère n°1 dans le choix de son emploi : les jeunes générations souhaitent un travail qui a du sens, une entreprise qui se donne une raison d’être, de la QVT, une bonne ambiance… Mais c’est une tendance de fond, pourquoi une soudaine poussée ?
L’époque est anxiogène, on a besoin de sens parce que le monde est justement sens dessus dessous. Et alors qu’on en a besoin de plus, on bouleverse les codes, les habitudes, les organisations et les repères. On réduit le collectif, les échanges, les interactions qui peuvent nourrir cette quête de sens.
Motivation, la règle générale : que des cas particuliers
L’ouvrage « L’Art de motiver »[2] regroupe les multiples leviers de motivation en 5 familles sous l’acronyme SACRÉ : Sécurité, Appartenance, Confort, Reconnaissance et Épanouissement.
Simple et évident, oui, mais la concrétisation l’est beaucoup moins.
Prenez l’exemple des objectifs à fixer : un levier de reconnaissance lorsqu’ils seront atteints, d’appartenance à l’équipe qui aura réussi, d’épanouissement pour chacun, et mécaniquement de sécurité et de confort. Mais si un objectif est trop ambitieux pour être atteint… Aucune reconnaissance, une impression d’exclusion parce qu’on a raté, d’où un sentiment d’insécurité. Le confort et l’épanouissement : enterrés.
Un objectif se fixe en fonction de la personne, avec un subtil dosage d’ambition et de faisabilité, cette dernière étant prioritaire. Il ne s’agit pas d’être débonnaire ; c’est ainsi que le management sera motivant, donc efficace.
Tout est dans le curseur
Les leviers de motivation imposent un maniement tout en finesse.
L’équilibre entre bienveillance et exigence, où l’excès de bienveillance confine à la condescendance lorsque l’on juge peu capables ses collaborateurs, où l’excès d’exigence transforme la confiance accordée en pression délétère.
Harmoniser le collectif et l’individuel, déterminer un cadre commun sans oublier que ce qui fonctionne pour motiver les uns ne marchera pas avec les autres. L’entreprise détermine ses leviers de motivation et d’engagement, selon son métier, son secteur d’activité… Des motivations plutôt extrinsèques pour les métiers pénibles, intrinsèques dans le tertiaire ; simpliste, mais assez vrai. C’est l’écoute du manager qui adapte ensuite à chacun de ses collaborateurs, selon son poste, son autonomie, sa personnalité. Là encore, ce n’est pas seulement humaniste, c’est une question d’efficacité.
Les individus portent en eux-mêmes leurs leviers de motivation. Le travail du manager, c’est de les identifier.
Un déficit d’autrui
Collaborateur, supérieur, client, fournisseur… Le cadre professionnel, c’est avant tout l’autre. Placer autrui au cœur de la dynamique, de l’attention, de la culture d’entreprise, c’est déjà proposer une motivation. Qu’il soit un supérieur, un client ou un collègue, la satisfaction d’autrui nourrit celle de l’individu, elle est à la fois extrinsèque et intrinsèque.
Le rapport à autrui a été modifié et amoindri, tout au moins quantitativement et physiquement, en même temps que l’individu davantage isolé a eu plus l’occasion de réfléchir à sa propre condition.
Avec le télétravail, le moi a gagné ce que l’autre perdu.
La légitime exigence croissante des salariés aurait-elle siphonné l’engagement, le collectif ?
Il ne s’agit pas de remettre en question le télétravail, mais d’en tenir compte au-delà du changement organisationnel, pour adapter les leviers de motivation.
Savoir s’observer, s’analyser…
Contre l’épidémie de flemme, le vaccin est du côté des autres. C’est un peu le contraire d’une épidémie puisque c’est l’isolement qui répand celle-là.
Plutôt que d’écouter les buzz et céder aux tendances, toute entreprise se doit d’apprendre à se regarder, à se connaître. Mettre en place des dispositifs d’écoute, de prise de pouls, d’échanges directs, de remontées de terrain et détections de signaux faibles, pour nourrir réflexions et anticipations. Se doter d’une politique globale à déployer au niveau des individus par les managers, pour comprendre ce qui motive, individuellement et collectivement.
L’art de motiver n’est pas réservé aux leaders charismatiques.
Chaque manager, chaque membre d’une équipe a son rôle à jouer s’il est un peu averti pour comprendre et équipé pour agir.